Nous le savons bien, est riche celui qui est conscient de ce qu'il a, sait l'estimer, le mettre en valeur et s'en sentir comblé. Alors, faisons l'état des lieux, sans rien oublier, comme il se doit, donc en déclinant : « habiter », « habitude », « habitués », « habit », tous mots de la même famille.

 

Habiter : chez moi, à la bonne adresse, un lieu magnifiquement reçu

Il y a vingt ans, comme j'étais aux abois, j'ai par hasard trouvé logement, et ceci par la médiation d'un responsable d'agence nommé Lazarus, donc "Dieu sauve", dans une maison de rêve, une maison que depuis toujours je pensais « pas pour moi », pour les autres seulement, une maison alsacienne aux poutres apparentes. Très modeste et toute mignonne, elle date, comme celles de Hansi, de 1830. Les uns disent que c'est une maison de fée, d'autres de poupée, d'autre de béguine. J'aime son adresse : rue des abeilles. Oui. Car il existe, en ville surtout, des abeilles solitaires. J'espère, moi qui vis en célibataire à temps complet, en être une. Elles ont d'autres mœurs que celles qui vivent en ruche, par exemple n'ont pas de reine. Elles ne font pas de miel. Mais elles sont utiles quand même parce qu'elles fécondent. J'aime la date de l'obtention de ce logement. Ce fut en la fête de Thérèse d'Avila, celle qui nous parle des châteaux de l'âme... J'aime l'invitation à durer en souplesse que me murmure en silence cette maison vieille adaptée aux tremblements de terre. Mon appartement tout petit est trop grand pour moi qui me satisferais d'une seule pièce. Mais il joue magnifiquement avec la lumière tout au long du jour et j'ai conscience que c'est un soutien en ma vie quasi-érémitique. J'ai là un lieu pour nomade, avec ses meubles très légers, peu nombreux. De fait, les maisons alsaciennes sont maison de voyageurs : autrefois, les poutres étaient numérotés pour le déménagement. Le lieu est d'humilité : plafonds bas, meubles bas, lampes basses. J'y vis presque tout le temps par terre. C'est un écrin : murs blancs, sol de bois blond, tentures et fourrures, cuivres, éclairage très doux. Des artistes en ont fait un tabernacle. Rémy Kopferschmitt s'est occupé d'un appentis autrefois ruiné, que j'avais restauré au bénéfice de tous donc de moi-même, de la façade de la maison et de sa poutre d'angle, à nouveau révérée, selon la tradition revisitée. Louise Fritsch a réveillé les communs blafards, en a fait une lanterne au couleurs d'arc en ciel. L'un a transformé à l'intérieur un Christ mort en Ressuscité par un simple trait montant vers lui sur le mur comme volute de violon. L'autre a pailleté d'or la faille d'un vitrail de fenêtre et de mon cœur abîmés.

 

Habiter : chez moi, à la bonne adresse, un lieu donnant corps à mon désir

Pour tous, être chez soi à la bonne adresse, c'est, me semble-t-il, trouver un lieu personnel, ce qui est un privilège, de sécurité et de bien-être, en accord avec sa situation singulière et un projet de vie unique. La bonne adresse permet de donner corps à son désir et propose même pour lui de nouvelles perspectives, inattendues, heureuses. Ce lieu, auquel nous donnons forme, nous façonne. Le vocabulaire ouvre de telles perspectives. « Maison et jardin» ? Il y aura sans doute des collatéraux, des enfants et petits enfants - surtout s'il y a piscine ! - et une convivialité. « Appartement » dit plus de retrait puisqu'il vient de l'expression « à part ». Le « studio » se prête bien à l'étude et à la créativité fougueuse puisqu'il a pour étymologie "ardeur". J'ai un jour choisi d'épouser ma vie telle qu'elle était et serait, en solitude, et en suis alors venue à l'aimer. Dans ce contexte, « être chez moi à la bonne adresse », c'est disposer d'un lieu tout petit, très beau, où je puis vivre l'amitié avec moi-même me permettant de travailler à un amour des autres plus fort en même temps que plus libre pour eux. J'ai la chance d'avoir reçu cela. Merci à mes voisins qui suivent les lumières aux fenêtres de 4h du matin à 23h : « elle prie ; elle écrit ; elle corrige des copies ». Merci à mes voisins qui lisent le fleurissement de mes fenêtres : « elle va bien ; elle fatigue ; elle a un passage financier un peu raide ; ça y est, elle a repris du tonus. » Merci à mes voisins qui acceptent de saisir la possibilité offerte d'utiliser le vélo elliptique de l'appentis toujours ouvert et qui réparent incognito l'horloge si bien que son chat peut à nouveau s'évertuer à en attraper les aiguilles.

 

 

 

La porte mystique

L'artiste Rémy Kopferschmitt m'a appris à faire de l'immobilité une giration solaire. Mon appartement "tourne" avec les saisons en leurs couleurs déclinées par le choix des tissus. Un tableau, lui-même en relation avec les rythmes du temps, donne la note : en fin d'automne et pour l'hiver, « La porte mystique dans la nuit », de Marie-Anne Mouton ; au printemps, « Les amandiers en fleur », de Van Gogh ; en été, le « Cheval lancé au galop » comme ceux de Supervielle, par Cyril Réguerre. Chaque œuvre, à sa façon, ouvre de l'intérieur sur l'infini.
Dernière arrivée chez moi, « La porte mystique » m'intimide. Je sais : « Je suis la porte » ; « Luttez - Littéralement « agonisez ». Qui osera dire cela ? - pour franchir la porte étroite » ; « Après ces choses, je vis: et voici, il y avait une porte ouverte dans le ciel, et la première voix que j'avais entendue, comme une trompette, parlant avec moi, dit : Monte ici … » ; « Je me tiens à la porte et je frappe ». Je sais et ne sais pas. Tout cela est en moi et devant moi.
Je choisis de tenir devant la porte dans le respect du seuil, d'apprendre là le franchissement de mes angoisses - ce mot signifiant étymologiquement « étroitesse » -, et travaille autant que faire se peut à mon acceptation de l'inconnu.
; Le ciel étoilé est fascinant, mais j'ai peur. Avec le cheval bistre, être emportée m'est plus facile à envisager. Mais il semblerait que la lumière – l'astre Jupiter ? l'étoile de Vénus? le Soleil? - vienne dans l'oeuvre à qui tient et tient et tient encore... La tradition biblique, qui est mienne, dans le Premier Témoignage – dit Premier Testament - et a fortiori dans le Nouveau Témoignage - dit Nouveau Testament -, ne dit elle pas : « Viens, fais la partie du chemin que tu peux faire, je ferai le reste » ?

 

 

Je ne tiendrais pas sans les douces habitudes

Il y a les douces habitudes, qui ne sont rien d'autres que les rites liturgiques, même s'ils nous sont tout à fait personnels, surtout s'ils nous sont tout à fait personnels, restés vivants et vivifiants, structurant l'espace, le temps et, ainsi, notre être-même. Héritées et apprises des ermites chrétiens, parce que sinon je ne tiendrais pas en solo, menées en cette ascèse (étymologiquement : "refus de s'avachir") paradoxale (recherche de ce qui est réconfort en beauté, stimulant en moi le goût de vivre toujours menacé) dont parle le psychanalyste Maurice Bellet, mes habitudes participent vraiment du geste d'habiter : elles m'enveloppent de tendresse, me confortent, servent mon désir des ciels en la jouissance charnelle qu'elles offrent inlassablement, me sont un appui sûr, à partir duquel m'élancer devient tout naturel. Car tel est pour moi le critère de validité d'une habitude : capitulation devant le réel, je me l'interdirais ; économie de moyens ou repli, voire régression, pour aller, je l'agrée. Je prends plaisir à découvrir puis connaître mes habitudes. Pour cela, je suis attentive à leurs effets sur moi, en moi. Elles se disent beaucoup par détour, passant par l'objet, élu, privilégié, investi, comme dans les « Vies silencieuses » en peinture. Je regarde donc ce que je fais avec les objets. Aucun chez moi n'est là sans raison d'être. Aucun chez moi n'est là s'il n'est voulu de ma propre volonté. J'analyse ce qui se passe en moi quand je le place et le déplace. Bien-être et force accrus me signalent que par là passe le chemin dans l'opacité. Jusque dans les habitudes, c'est bien de chemin qu'il est pour moi question, puisque rien, dans cet appartement, n'est nostalgie. Tout y est voulu pascal et s'y fait pascal...

 

Je remercie les habitués

Toute personne qui se manifeste chez l'abeille est bienvenue. Mais il y a les habitués, en tradition alsacienne peu nombreux. Viennent quelques pairs, des élèves en cours particulier, les anges, dont Michel et Gabriel mais aussi, redoutable, le beau Samaël, le mystique Seraphim de Sarov qui se sait perpétuel invité et m'a "ramené" sans prévenir Silouane, l'auteur Joë Bousquet qui me parle d'expérience, des livres de vie, des lettres manuscrites, des messages téléphoniques, mes rêves toujours amis même quand ils sont cauchemars, le Vivant reconnu en sa disparition seulement. Le dernier de ces visiteurs ? Sur mon répondeur, cet encouragement, d'une grande dame, toute simple et d'autant plus impressionnante, de plus de 90 ans : « Bonjour, ma chère Evelyne ! Evelyne, je pense que demain sera une journée difficile pour vous. Evelyne, vous êtes dans mon cœur. C'est tout. C'est tout ce que je peux vous dire pour le moment. J'aimerais vous garder avec moi toujours, toujours, dans mon cœur. A bientôt, Evelyne. » J'écoute. C'est sublime. J'écoute encore, recueillie. Et dire que tout le temps je pense que je ne peux pas compter, pour personne, et donc que je ne compte pas ! Comment puis-je sans arrêt douter que l'on m'aime ? Je reçois tant de marques d'affection respectueuse de tant de personnes de tous âges et de toutes conditions et en toutes circonstances ! Soudain monte en moi ce cri : « Je n'ai pas le droit ! Je n'ai plus le droit ! Je n'ai plus le droit de ne pas entendre ! C'est cruel pour les autres, qui disent, qui se donnent la peine de dire ! » Ce cri est sans reproche. C'est juste un cri, dans une brutale prise de conscience heureuse, enfin possible ! Sans reproche encore, ni à l'égard de personne autrefois, ni à mon propre égard aujourd'hui, je poursuis : « Comment puis-je avoir le cœur si dur pour ne pas entendre? Comment en suis-je venue à avoir le coeur si dur, pour ne pas entendre ? Moi qui, jour et nuit, en ma présence et en mon absence, laisse ma porte d'appartement en léger contreplaqué ouverte, contre quoi veux-je me protéger en apposant porte blindée et scellé de cercueil sur mon cœur ? » Pas de doute, j'ai là un immense travail à faire... Mais déjà, je sais que les uns -ceux de passage – et les autres -les habitués- font de mon petit appartement un Macom, terme juif et biblique que l'on traduira par « le Lieu », un des noms de Dieu lui-même. Et j'entends : « Moïse, Moïse ! Le lieu où tu te tiens est saint. Déchausse tes sandales. » Alors, oui, en mon petit appartement, je « déchausse ma voix », comme le dit le poète Danielle Cohen Levinas, et j'écoute vos messages d'amitié, à tous, passants, proches et lecteurs, messages qui sont Terre sainte. 7. 6. 2020

 

 

 

« Il est venu planter sa tente parmi nous » dit l'Evangile en son Prologue Jn 1, 14 . Habiter, sous toutes ses formes, me paraît être le geste initial pourtant toujours à refaire. Il est difficile et beau. Je crois que c’est un « geste » dans tous les sens du terme, y compris celui de haut-fait, comme quand on parle de « Chanson de geste ». Car habiter, que l’on soit seul ou avec d’autres, est toujours aventureux, comporte est toujours des combats et relève de l’héroïsme du quotidien, un héroïsme tout modeste, souvent méconnu, y compris de soi, pour tous porteur cependant. C'est aussi une chance, un cadeau reçu. Je me souviens des jours anciens où, pour avoir eu trop mal, je ne pouvais plus habiter nulle part et d'abord et surtout pas en moi-même. Des ″fantômes″ - je suis d'origine écossaise! - avaient pris possession de mon sous-sol, étaient montés saccager la chambre du cœur, avaient cassé la fenêtre sur ciel. Après le travail, au lieu de rentrer, je lançais ma voiture sur les routes dans la nuit, sans but. Je roulais roulais roulais encore. Je hurlais au volant, de douleur, de douleur morale. Parfois, je flirtais avec le Rhin. Je me souviens aussi de celui qui alors me donnait droit d'asile. Je me souviens des jours anciens. Aujourd'hui, je ne rentre jamais dans mon appartement qu'en pleine conscience. Je pose chaque geste lentement, en souveraine. Mon long manteau, mon étole souple coulent au sol. Je contemple la lumière. Je respire l'odeur ,que j'aime, menthe citronnée en hiver, pèche de vigne en été. Je remercie.