Ils m'ont dit
Avant de mourir, ils m’ont dit …. En détention, ils m’ont dit… Au cœur de l’épreuve, ils m’ont dit…
Ils ont dit brièvement, avec pudeur.
L’un d’eux, ajouta : « Je te le dis à toi. A toi, je peux le dire. Si les autres m’entendaient, ils me diraient fou. Voilà ce que je vis. C'est beau, dans une horreur absolue. Mais c’est beau ! »
Moi, Evelyne Frank, je ne suis ici que le scribe, un scribe ébloui mais bien lucide. Il est vrai qu’ensuite, après avoir transcrit, je dis parfois ce que j’ai compris. Le lecteur, ensuite, entendra encore autre chose ou prolongera.
Qui parvient à cette écoute ? Lui !
Beauté royale, corps de chevalier, regard qui vous passe aux rayons x, intelligence supérieure, vitalité déchaînée, humour désabusé, en même temps que grande tendresse à mon égard, même si persiste le danger de sa terrible violence.
Il est en prison.
Il me dit soudain, entre deux évocations de son passé : « J'ai pu avoir en cellule une Bible. J'en lis tous les jours un passage, très court. Juste quelques lignes. C'est parce que j'ai trop mal quand je lis ». Il passe les deux mains sur sa gorge, comme si coulait à l'intérieur un feu. L'homme me fixe de son regard noir. Plus bas, il ajoute : « C'est, ligne à ligne, tellement beau ! »
Une amie m'ouvre le portail...
Une amie me fait remarquer que Dieu dans un psaume dit : « Je vous fait passer de portail en portaill ». Elle ajoute : « Vivre, c'est ainsi franchir porte après porte, sans savoir. Quand je dis non, cela ne s'ouvre pas. Quand je dis oui, le portail s'ouvre. »
Suite à une opération très lourde, de la langue, de la bouche, du cou et de l'épaule, il y a deux ans, mon amie reste liée à une potence, pour son alimentation. Mais elle est libre comme le vent.
Depuis l'intervention, mon amie a un autre visage. Mais les chirurgiens ont fait merveille et cette femme sait habiter tout son être éprouvé. Elle rayonne.
Mon amie prononce autrement, le timbre de sa voix est changé, son rythme de parole également. Mais je ne me lasse pas de l'écouter en cette articulation différente. Parfois je suis les yeux fermés ce que j'entends juste parce que la musicalité nouvelle est toute de paix, d'une paix qui se communique.
Je veux de portail en portail dire oui. Parce que... Parce que rien! Ça a de la gueule, c'est tout ! Et puis, c'est très doux, d'étrangère douceur, obstinée, bonne laine pour tous.
L'amie a encore dit : « J'attends. Que faire d'autre ? Je ne peux plus rien faire. Alors, j'attends. J'attends le premier jour. » Et son propos n'était pas triste.
J'ai compris que c'est une attente active, celle que j'entrevois, voudrais mettre en œuvre dans mon existence, mais ne sais pas bien.
J'ai repensé à un moine maintenant décédé que j'ai vu ainsi attendre. Sans doute non pour prise de distance avec les hymnes mais parce que sa pathologie l'en empêchait, aux offices, il ne chantait plus. Mais il était là, colosse toujours impressionnant dans sa coule baptismale, pareil à celui qu'il avait toujours été, certes plus statique, plus souvent assis, le teint marqué par la maladie, le regard lointain. Il bougeait peu. Fallait-il se lever, il se levait néanmoins, s'asseoir, il s'asseyait, aller, il allait. Il suivait l'injonction du rite, mettant ses forces dans le seul fait de tenir, tenir, tenir encore, tranquille. Superbe, il m'a, lui que je n'ai jamais approché, en ce silence longuement enseignée.
Je repense à cet autre cistercien, très vieux et très noble, qui voudrait mourir maintenant mais veut laisser son Dieu décider du moment, lui fait cette confiance qu'Il le garde en vie encore le temps qu'il soit arrivé à son point exact, optimal, de maturation propre.
En ces « J'attends » se dessine un autre mourir, appartenant à une mort de vie, sans que la vie au delà soit peut-être autrement entendue que comme un premier jour dans un autre « je ne sais pas. » Je regarde, écoute, apprends. Je sculpte mon propre « j'attends » pour le moment si inchoatif peut-être déjà si avancé... Passionnant! Et vraiment pas sinistre !
Deuxième lit
Le vieux monsieur en Ehpad, tout simple, totalement démuni, qui n'a rien retenu de moi sinon que je suis également seule et que je brode régulièrement auprès de lui, me dit : « Si tu n'as nulle part où aller, tu peux habiter ici, dans ma chambre. Tu peux tranquillement venir : Il y a de la place pour un deuxième lit et je ne peux plus faire l'amour. »
Cet homme m'émeut, qui a osé dire : « Je ne peux plus faire l'amour ». Il faut être puissant pour cela. Jusqu'en la "perte de l'esprit" de ses 93 ans, peut-être parce que son loisir tout au long de l'existence fut de faire des crèches, il garde attention à l'autre et sens pratique. Célibataire depuis toujours, il sait les combats, il sait les heures dangereuses. Quelle vigilance en sa nuit !
Ce vieux monsieur relaye sans le savoir un autre homme pauvre et magnifique, croisé dans la rue. D'un pas rapide et incertain venu à moi comme sorti d'un conte de fées, il m' a lancé, sans aucunement chercher à m'accaparer : « Tu est belle comme le soleil et tu souris gentiment. Si un jour tu as besoin d'aide, tu me le dis. D'accord ? »
Me rejoint en ces hommes l'étrange royauté, celle que Victor Hugo rencontre dans le mendiant des Contemplations : « Son manteau (…) étalé largement (…) semblait un ciel noir étoilé ». Ces inconnus tout démunis me font cadeau royal et passent , vont. Le signe ne trompe pas !
Je reçois d'eux en viatique impérissable comme l'or l' attestation d'une dignité possible jusque dans le dénuement de l'âge, avec défaite des corps, indigence et solitude.
Une amie m'ouvre le portail...
Une amie me fait remarquer que Dieu dans un psaume dit : « Je vous fait passer de portail en portaill ». Elle ajoute : « Vivre, c'est ainsi franchir porte après porte, sans savoir. Quand je dis non, cela ne s'ouvre pas. Quand je dis oui, le portail s'ouvre. »
Suite à une opération très lourde, de la langue, de la bouche, du cou et de l'épaule, il y a deux ans, mon amie reste liée à une potence, pour son alimentation. Mais elle est libre comme le vent.
Depuis l'intervention, mon amie a un autre visage. Mais les chirurgiens ont fait merveille et cette femme sait habiter tout son être éprouvé. Elle rayonne.
Mon amie prononce autrement, le timbre de sa voix est changé, son rythme de parole également. Mais je ne me lasse pas de l'écouter en cette articulation différente. Parfois je suis les yeux fermés ce que j'entends juste parce que la musicalité nouvelle est toute de paix, d'une paix qui se communique.
Je veux de portail en portail dire oui. Parce que... Parce que rien! Ça a de la gueule, c'est tout ! Et puis, c'est très doux, d'étrangère douceur, obstinée, bonne laine pour tous. *
L'amie a encore dit : « J'attends. Que faire d'autre ? Je ne peux plus rien faire. Alors, j'attends. J'attends le premier jour. » Et son propos n'était pas triste.
J'ai compris que c'est une attente active, celle que j'entrevois, voudrais mettre en œuvre dans mon existence, mais ne sais pas bien.
J'ai repensé à un moine maintenant décédé que j'ai vu ainsi attendre. Sans doute non pour prise de distance avec les hymnes mais parce que sa pathologie l'en empêchait, aux offices, il ne chantait plus. Mais il était là, colosse toujours impressionnant dans sa coule baptismale, pareil à celui qu'il avait toujours été, certes plus statique, plus souvent assis, le teint marqué par la maladie, le regard lointain. Il bougeait peu. Fallait-il se lever, il se levait néanmoins, s'asseoir, il s'asseyait, aller, il allait. Il suivait l'injonction du rite, mettant ses forces dans le seul fait de tenir, tenir, tenir encore, tranquille. Superbe, il m'a, lui que je n'ai jamais approché, en ce silence longuement enseignée.
Je repense à cet autre cistercien, très vieux et très noble, qui voudrait mourir maintenant mais veut laisser son Dieu décider du moment, lui fait cette confiance qu'Il le garde en vie encore le temps qu'il soit arrivé à son point exact, optimal, de maturation propre.
En ces « J'attends » se dessine un autre mourir, appartenant à une mort de vie, sans que la vie au delà soit peut-être autrement entendue que comme un premier jour dans un autre « je ne sais pas. »
Je regarde, écoute, apprends. Je sculpte mon propre « j'attends » pour le moment si inchoatif peut-être déjà si avancé... Passionnant! Et vraiment pas sinistre !
Tu peux tranquillement venir
Le vieux monsieur en Ehpad, tout simple, totalement démuni, qui n'a rien retenu de moi sinon que je suis également seule et que je brode régulièrement auprès de lui, me dit : « Si tu n'as nulle part où aller, tu peux habiter ici, dans ma chambre. Tu peux tranquillement venir : Il y a de la place pour un deuxième lit et je ne peux plus faire l'amour. »
Cet homme m'émeut, qui a osé dire : « Je ne peux plus faire l'amour ». Il faut être puissant pour cela. Jusqu'en la "perte de l'esprit" de ses 93 ans, peut-être parce que son loisir tout au long de l'existence fut de faire des crèches, il garde attention à l'autre et sens pratique. Célibataire depuis toujours, il sait les combats, il sait les heures dangereuses. Quelle vigilance en sa nuit !
Ce vieux monsieur relaye sans le savoir un autre homme pauvre et magnifique, croisé dans la rue. D'un pas rapide et incertain venu à moi comme sorti d'un conte de fées, il m' a lancé, sans aucunement chercher à m'accaparer : « Tu est belle comme le soleil et tu souris gentiment. Si un jour tu as besoin d'aide, tu me le dis. D'accord ? »
Me rejoint en ces hommes l'étrange royauté, celle que Victor Hugo rencontre dans le mendiant des Contemplations : « Son manteau (…) étalé largement (…) semblait un ciel noir étoilé ». Ces inconnus tout démunis me font cadeau royal et passent , vont. Le signe ne trompe pas !
Je reçois d'eux en viatique impérissable comme l'or l' attestation d'une dignité possible jusque dans le dénuement de l'âge, avec défaite des corps, indigence et solitude.
Elles ont su ponctuer, ces amies...
Ma sœur, assistante sociale en gériatrie, me l'ayant conseillé, je venais de commencer, à laisser en évidence sur mon bureau, un cahier, que je veux beau, dans lequel, en cas d'accident, la personne qui prendra les choses en mains trouvera tous renseignements utiles.
J'avais écrit en la rubrique « décès » ce que je voudrais pour mes funérailles : juste le funérarium, un cierge pascal, une croix, personne d'autre qu'un pasteur disant le Notre Père et une parole biblique de son choix, la mise à feu du cercueil sans récupération des cendres.
J'ajoutais que, certes, si quelqu'un souhaitait être là, pour son travail de deuil et non par sentiment de devoir, c'était tout à fait possible.
Comme j'en faisais part à deux amies, l'une me dit : « De fait, je pense qu'à ce moment-là on est de toute façon seul » et l'autre : « A ce moment-là, on n'a besoin de rien de plus... ».
Sentiment de Sa présence
Le moine, avec toute une vie de prière derrière lui, murmura, regardant droit devant lui dans le vide : « Heureusement que nous avons la chance d'avoir parfois le sentiment de Sa présence. »
Clef pour la porte de la vie
Elles me donnent une clef pour la porte de la vie, la vie avec les autres, la vie avec soi, la vie dans le quotidien et la vie dans les épreuves voire jusque dans le terrible, celles qui m'ont dit et écrit : « Tu embellis tout ce que tu touches », « Vous faites du beau avec tout ce qui vous arrive».
Perspective ouverte
Quelle perspective ouverte, pour chacun de nous, par cet athée tout à fait pragmatique m'écrivant : « Vous avez sûrement une vie invisible dans votre vie présente y compris parmi vos connaissances passées qui ne sont plus dans le circuit relationnel. »
Il a osé prendre ce que je lui disais!
Mon ancien chef d’établissement, celui qui finalement en toute ma carrière fut pour moi « le » chef d’établissement et que pour cette raison j’appelais avec joie « Monsieur le Directeur », avait l’ouïe fine. Il avait repéré mon : « Je prends ».
Je dis effectivement toujours, tant qu’il en est encore temps parce que je suis en vie, le bien, quand j’en suis témoin ou quand je le vis. Je le fais pour la justesse et la justice. Mon « je prends ! » - le point d’exclamation est ici important !!! – participe de cette dynamique.
D’aucuns refusent, explicitement, de « prendre » ou, en silence mais visiblement, l’écartent ; d’autres encore tiennent la parole qui reconnaît leur puissance pour négligeable et passent. Dommage : quelqu’un disait en toute authenticité à ces personnes, qui pourtant, au fond d’elles-mêmes, souhaitent que cela soit : « Pour moi tu es beauté, pour moi tu es cadeau, pour moi tu es bonheur ! » et ces personnes ne prennent pas ce qui leur est là effectivement dit, ces personnes se privent elles-mêmes de ce qui leur est tendu sur plateau d’argent. Plus loin, je les vois sombrer, désespérant d’elles-mêmes.
Inversement, j’ai le souvenir de ce détenu blême - aux Etats Unis, il eût été en couloir de la mort - à l’écoute bien que fracassé dans l’estime de soi. Il me dit, de glace en apparence, mais la voix brièvement émerveillée : « Le bien que vous venez de dire de moi, on ne me l’a jamais dit, jamais ! ». Il osait … Comment faisait-il, lui qui ne croyait pas en lui ?
Cet homme se risquait à me prendre au sérieux, à me laisser la responsabilité de ma parole, à me faire confiance, et à prendre, tout simplement. Il me donnait donc autorité, ce que sans son travail de libre appropriation je n’avais pas. Il me faisait cette grâce, qui m’habite encore, des mois plus tard.
Un jeune Tzigane me fixait
de son regard de braise, implacable et bienveillant : « En général, je vois bien dans les autres, loin, jusqu’au au fond de leur être. Pas avec vous. Je n’arrive pas à voir en vous. » Il y eut un temps de silence puis : « Vous me ressemblez, vous me ressemblez trop, alors je ne peux pas voir en vous. »
« Il faut que vous sachiez que vous êtes ici bienvenue »
Entrée en résidence senior, je dépose dans chacune des neufs boîtes aux lettres des appartements de mon étage, pour me présenter, une lettre brève avec un petit chocolat.
Le jour même, une réponse écrite est là, tracée d’une belle écriture, ancienne, tremblée. Plus tard, il y aura deux réponess verbales.
La réponse écrite, inattendue, est à la fois affirmée et douce, charmante. uste ce dont j’ai besoin en ce temps de passage d’une vie à une autre : « Il faut que vous sachiez que vous êtes ici bienvenue ».
Je me renseigne. Qui a répondu, si vite, et avec tant d’à propos ? Une dame touchée d’alzheimer….
Alzheimer et… présence à l’autre, ancrage dans l’essentiel, rapidité de réaction, efficacité…. « Il faut que vous sachiez que vous êtes ici bienvenue »…
Abasourdie, elle constatait, sans pour autant capituler…
Elle est femme, d’un charme fou en sa maturité légère pourtant éprouvée par les malheurs. Nous prenons parfois un café ensemble. C’est toujours un moment privilégié, dans lequel j’apprends et comprends mieux ce qui fait nos vies, à tout un chacun.
Le visage ouvert et les yeux pétillants d’intelligence, elle me confie ce jour- là : « Je suis restée longtemps, pendant des années, loin des autres. J’étais dans ma tour, comme une autiste. J’ai beaucoup travaillé sur moi pour les rejoindre. Maintenant, j’aime être avec eux, mêlée à eux. En même temps, j’ai du mal. J’ai du mal parce que je découvre qu’ils ne font que se plaindre et critiquer les absents, même ceux qui leur sont professionnellement confiés. On passe son temps à ça, on ne fait que ça. Et en quels termes, et sur quel ton ! J’ai fait tout ce chemin vers eux pour en arriver là ? Je ne comprends pas ! Mais je veux rester, rester avec les autres, rester avec eux. Je cherche comment rester sans me joindre à la lamentation, sans juger non plus, et sans être ni découragée, ni contaminée. »
En sa réussite, le jeune reconnaissait :
« J’ai de la chance. » Il ajoutait « Mais j’aide aussi la chance ! » « J’ai de, j’aide » : joli !
C’est plein d’esprit à tous points de vue : jeu de mots délicieux ; conception équilibrée de ce qu’est la réussite ; refus de toute fausse modestie ; courage de l’affirmation de soi ; élégance de l’expression, mesurée.
Il n’y a ni vantardise, ni dénigrement de soi, juste ce qui est, tranquillement posé.
Je disais à un détenu : « Je crois en vous ».
Il a intérieurement sursauté, m’a intensément regardée et lancé, d’un ton abrupt mais sans animosité aucune : « Et vous, vous croyez en vous ? »
J’ai compris que ma parole n’a d’autorité que si elle repose sur une foi solide en moi-même, ce qui est encore autre que la confiance en soi, va plus loin.
Nous nous disons adieu devant la porte de l’ascenseur.
Elle va mourir et a tenu à ce que nous nous voyions encore une dernière fois. Elle est là debout comme une reine dans le couloir d’hôpital. Elle sent bon. Elle porte un long peignoir qui lui sied bien.
Bernadette. La soixantaine, me semble-t-il...
Nous échangeons un regard que nous savons le dernier. « A plus ! », me dit – elle.
J’étais allergique à cette expression. Je n’en avais pas perçu la densité possible.
Concise, frappante, ouverte sur la mort et la vie, la vie et la mort, énoncée dans le face à face avec l’inconnu, peut-être le néant, la formule est devenue, en dépit de tout, mienne, grave et enjouée. Je n’en ai plus d’autre, avec personne.
On m’a dit qu’ils ont dit… Paroles de pasteurs d’autrefois, comme hassids
Dans des rencontres de pasteurs d’aujourd’hui, j’ai, comme une enfant, écouté la tradition orale, une tradition luthérienne, qui rapportait les propos de pasteurs d’autrefois, du début et du milieu du siècle dernier. Autoritaires, voire péremptoires, et bons, ils étaient hauts en couleur comme des rabbis et les rabbins hassidiques. Il faut entendre leurs sentences avec l’accent, un accent à couper au couteau.
L’un d’eux disait : « Quand les cloches sonnent, je m’habille toujours et je vais là où ça sonne ! » Il le faisait effectivement. Quel que fût l’office, catholique ou protestant, il était donc là, y compris aux funérailles de gens qu’il ne connaissait pas, solidaire pour avoir répondu à un appel lancé à tous vents. Belle façon de vivre le temps, faisant sens, pour moi aujourd’hui à la retraite…. Pourquoi pas ?
Un autre, ayant écouté une femme triste qui lui disait, de son mari malade, que « la Faculté » – sous entendu de Médecine – l’avait « condamné » (″estimé incurable″), déclara, abrupt : « Dieu a encore son mot à dire là-dedans ! »
Un autre encore, détenu, apostrophé par un gardien qui lui demandait ce qu’il faisait près des fils électriques en limite du camp de concentration, répondit : « J’essaie de lancer des idées positives dans le monde. » Et si ma prière devenait ceci ?
Enfin, il y a cette parole, qui me parle tant aujourd’hui, en ce temps où je puis voir avec du recul ma propre existence. Le pasteur parlait d’une femme jeune dont la vie semblait fort mal engagée, cassée par un destin contraire dès les premières années. Il dit : « Dieu a pour elle autre chose ». Je souscris en ce qui me concerne. Je puis tranquillement dire que Dieu, pour moi, a eu autre chose, autre chose de très beau aussi. J’ai reçu un bonheur tout différent du bonheur des autres, un bonheur que je ne voulais pas, un bonheur dont personne n’aurait voulu ni ne voudrait, mais un bonheur quand même, voire un bonheur magnifique - ce qui signifie ″beau en grand″ -, privilégié.
Sans parler, elle m’a longuement enseignée et c’est pour la vie.
J’étais entrée dans sa chambre juste pour qu’il y ait, avec elle, venu exprès pour elle, quelqu’un, outre les soignants de l’Ehpad. Très âgée, sans famille, mourant seule, ne communiquant plus selon nos codes, elle m’a, sans rien dire, remarquablement enseignée.
Sa chambre parlait. Aux murs, peu d’éléments décoratifs, mais du beau : du Klimt, une vierge, deux angelots baroques. Sobriété. Le mobilier médical avait sa cohérence, qui respectée, avait de l’allure. Rien d’étonnant à cela : on l’oublie souvent mais il est pensé aussi selon l’esthétique.
A la fois insistant et très doux, un soleil d’hiver, véritable réconfort, passait sur le lit. M’approchant, j’ai découvert dans ce soleil une femme, ou plutôt une dame, endormie, les épaules ouvertes, avec, parfois, un léger étirement de chatte.
Ses longs cheveux avaient été soigneusement coiffés. Libres, ils se déployaient sur l’oreiller en souplesse. Le visage émacié, détendu cependant, avait une noblesse impressionnante : des traits fins ; un long nez droit, d’arête impeccable, parfaitement en accord avec la majesté de ces traits ; une gravité paisible. La gorge et les clavicules avaient gardé leur féminité, en leur dessin sculpté rehaussé par l’encolure dégagée du vêtement, de tissu raffiné, brun et or.
Je suis restée là longuement, immobile, sans même broder comme je le fais si souvent. J’ai écouté avec les yeux et j’avais les yeux plein de lumière. Mon cœur s’ouvrait à une espérance inespérée, qui m’étonne moi-même.
Ce que j’ai reçu, au contact sans toucher et à l’écoute sans mots, de cette dame en fin de vie est pour moi force et liberté plus grandes. J’ai réalisé – au sens anglais du terme – que je puis, nous pouvons être dignes et beaux jusque dans le mourir. Il existe des gens parmi les soignants qui ont bon goût et qui y veillent. Mourir dans le sommeil de la sédation, se laisser glisser en lui peut être, semble-t-il, doux voire voluptueux. Dans ma chambre en Ehpad, si c’est là que je dois aller un jour, il y a aura, grande, l’icône du Christ selon Roublev - un Christ noble qui s’efface-, une pivoine en tissu, une petite bible, le chapelet musulman aux 100 noms, fourrure et cachemires sur mon lit.
Une perspective de lumière s’ouvre là qui rend le présent plus tonique !
René Wolfram (1933-2014)
A l’ancien professeur, devenu, comme en monde biblique, le père prêtre, le père de par la sève de l’âme, le père d’or et de sel.
Merci pour, hors du commun, l’intelligence. Merci pour le regard perspicace dans la connaissance du psychisme, du cœur et de l’âme. Merci pour la rectitude sans raideur, pour l’impatience passionnée et la tendresse jamais lasse. Merci pour la possibilité de toujours tout dire devant lui : ce qui fut le mal, ce qui fut de la honte, ce qui fut fierté et même la haine et la colère et le soupçon, infondé, à son égard ! Merci pour l’élégance et pour le souci de faire valoir ce qui est là, peut-être délabré, humilié, fragile, oublié. Merci pour l’humour et le rire franc.
Merci pour l’enseignement reçu au fil des jours, pendant quarante ans de fête continue : trésor de la langue, de ses nuances et donc de la vie, trésor des Ecritures. Merci pour la prêtrise : pain, vin, et pardon, toujours chargés de saveurs ; gestes amples, précis, donnant à comprendre que la liturgie est pour une invention du quotidien. Nous a été donnée la sortie « hors de l’Antique Peur », avec libération du désir, capable, en complicité avec le Vivant, de toujours passer la mort.
Merci de nous avoir rendus attentifs aux splendeurs du jour, mais aussi confiants dans le sommeil. Merci de nous avoir appris l’audace de la vitalité et la prévenance de la compassion. Merci pour l’encouragement à décider et à dire parfois non. Merci pour l’invitation à s’engager dans la cité mais aussi à entrer dans la contemplation, et l’amitié avec soi-même. Merci pour l’apprentissage de la banalité des jours, regardée autrement, et celui de la fête, risquée jusque dans le difficile.
Merci pour le mourir, tel qu’il nous fut partagé, dans un grand silence conforme à son être, secret de toujours à toujours. Comme Elie, cet homme ne s’est pas éteint, il a brûlé, dans une mort terrible, mais à ses dimensions, de géant. Il est passé en beauté. Une Beauté sacrale. C’était du Greco, qui devint, dans une véritable entrée en Passion, du Grünewald et finit comme du Gauguin, avec ses christs au nez busqué.
Il n’y avait personne accompagnant personne. C’était la solitude radicale du mourir et la solitude radicale du voir mourir. Chacun, sans plus pouvoir dire quoi que ce soit, allait inexorablement son chemin. Et pourtant l’heure fut saturée de Présence.
Cet homme fut père jusques là, sa mort sonnant comme un envoi. Une joie étrange, participant de la joie imprenable, ne vous lâche pas.
Oui, profondément merci.
(Vous pouvez également lire mon article paru dans Carrefours d'Alsace : cliquez)
Dans un de ses livres, Elie Wiesel évoque un maître qui, sur le point de mourir, disait à ses élèves :
«De mes contes, faites des prières(…) Des prières, pas des reliques.»
Célébration hassidique (Paris, Seuil, 1972, p. 180).
Je souris.
Un jour, comme nous parlions de cela, le père Wolfram me dit avec enjouement:
"Oui, si je meurs, tu ne m’empailles pas!"