Avant de mourir, ils m’ont dit …. En détention, ils m’ont dit… Au cœur de l’épreuve, ils m’ont dit…

Ils ont dit brièvement, avec pudeur. 

L’un d’eux, ajouta : « Je te le dis à toi. A toi, je peux le dire. Si les autres m’entendaient, ils me diraient fou. Voilà ce que je vis. C'est beau, dans une horreur absolue. Mais c’est beau ! »

Moi, Evelyne Frank, je ne suis ici que le scribe, un scribe ébloui mais bien lucide. Il est vrai qu’ensuite, après avoir transcrit, je dis parfois ce que j’ai compris. Le lecteur, ensuite, entendra encore autre chose ou prolongera.

de son regard de braise, implacable et bienveillant : « En général, je vois bien dans les autres, loin, jusqu’au au fond de leur être. Pas avec vous. Je n’arrive pas à voir en vous. » Il y eut un temps de silence puis : « Vous me ressemblez, vous me ressemblez trop, alors je ne peux pas voir en vous. »

Entrée en résidence senior, je dépose dans chacune des neufs boîtes aux lettres des appartements de mon étage, pour me présenter, une lettre brève avec un petit chocolat. 

Le jour même, une réponse écrite est là, tracée d’une belle écriture, ancienne, tremblée. Plus tard, il y aura deux réponess verbales. 

La réponse écrite, inattendue, est à la fois affirmée et douce, charmante. uste ce dont j’ai besoin en ce temps de passage d’une vie à une autre :  « Il faut que vous sachiez que vous êtes ici bienvenue ».

Je me renseigne. Qui a répondu,  si vite, et avec tant d’à propos ? Une dame touchée d’alzheimer….

Alzheimer et… présence à l’autre, ancrage dans l’essentiel, rapidité de réaction, efficacité…. «  Il faut que vous sachiez que vous êtes ici bienvenue »… 

Elle est femme, d’un charme fou en sa maturité légère pourtant éprouvée par les malheurs. Nous prenons parfois un café ensemble. C’est toujours un moment privilégié, dans lequel j’apprends et comprends mieux ce qui fait nos vies, à tout un chacun.   

Le visage ouvert et les yeux pétillants d’intelligence, elle me confie ce jour- là : « Je suis restée longtemps, pendant des années, loin des autres. J’étais dans ma tour, comme une autiste. J’ai beaucoup travaillé sur moi pour les rejoindre. Maintenant, j’aime être avec eux, mêlée à eux. En même temps, j’ai du mal. J’ai du mal parce que je découvre qu’ils ne font que se plaindre et critiquer les absents, même ceux qui leur sont professionnellement confiés. On passe son temps à ça, on ne fait que ça. Et en quels termes, et sur quel ton ! J’ai fait tout ce chemin vers eux pour en arriver là ? Je ne comprends pas ! Mais je veux rester, rester avec les autres, rester avec eux. Je cherche comment rester sans me joindre à la lamentation, sans juger non plus, et sans être ni découragée, ni contaminée. »

« J’ai de la chance. » Il ajoutait « Mais j’aide aussi la chance ! » « J’ai de, j’aide » : joli ! 

C’est plein d’esprit à tous points de vue : jeu de mots délicieux ; conception équilibrée de ce qu’est la réussite ; refus de toute fausse modestie ; courage de l’affirmation de soi ; élégance de l’expression, mesurée. 

Il n’y a ni vantardise, ni dénigrement de soi, juste ce qui est, tranquillement posé. 

Il a intérieurement sursauté, m’a intensément regardée et lancé, d’un ton abrupt mais sans animosité aucune : « Et vous, vous croyez en vous ? » 

J’ai compris que ma parole n’a d’autorité que si elle repose sur une foi solide en moi-même, ce qui est encore autre que la confiance en soi, va plus loin. 

Elle va mourir et a tenu à ce que nous nous voyions encore une dernière fois. Elle est là debout comme une reine dans le couloir d’hôpital. Elle sent bon. Elle porte un long peignoir qui lui sied bien. 

Bernadette. La soixantaine, me semble-t-il... 

Nous échangeons un regard que nous savons le dernier. « A plus ! », me dit – elle. 

J’étais allergique à cette expression. Je n’en avais pas perçu la densité possible. 

Concise, frappante, ouverte sur la mort et la vie, la vie et la mort, énoncée dans le face à face avec l’inconnu, peut-être le néant, la formule est devenue, en dépit de tout, mienne, grave et enjouée. Je n’en ai plus d’autre, avec personne. 

Dans des rencontres de pasteurs d’aujourd’hui, j’ai, comme une enfant, écouté la tradition orale, une tradition luthérienne, qui rapportait les propos de pasteurs d’autrefois, du début et du milieu du siècle dernier. Autoritaires, voire péremptoires, et bons, ils étaient hauts en couleur comme des  rabbis et les rabbins hassidiques. Il faut entendre leurs sentences avec l’accent, un accent à couper au couteau. 

L’un d’eux disait : « Quand les cloches sonnent, je m’habille toujours et je vais là où ça sonne ! » Il le faisait effectivement. Quel que fût l’office, catholique ou protestant, il était donc là, y compris aux funérailles de gens qu’il ne connaissait pas, solidaire pour avoir répondu à un appel lancé à tous vents. Belle façon de vivre le temps, faisant sens, pour moi aujourd’hui à la retraite…. Pourquoi pas ? 

Un autre, ayant écouté une femme triste qui lui disait, de son mari malade, que « la Faculté » – sous entendu de Médecine – l’avait « condamné » (″estimé incurable″), déclara, abrupt : « Dieu a encore son mot à dire là-dedans ! »

Un autre encore, détenu, apostrophé par un gardien qui lui demandait ce qu’il faisait près des fils électriques en limite du camp de concentration, répondit : «  J’essaie de lancer des idées positives dans le monde. » Et si ma prière devenait ceci ? 

Enfin, il y a cette parole, qui me parle tant aujourd’hui, en ce temps où je puis voir avec du recul ma propre existence. Le pasteur parlait d’une femme jeune dont la vie semblait fort mal engagée, cassée par un destin contraire dès les premières années. Il dit : « Dieu a pour elle autre chose ». Je souscris en ce qui me concerne. Je puis tranquillement dire que Dieu, pour moi, a eu autre chose, autre chose de très beau aussi. J’ai reçu un bonheur tout différent du bonheur des autres, un bonheur que je ne voulais pas, un bonheur dont personne n’aurait voulu ni ne voudrait, mais un bonheur quand même, voire un bonheur magnifique - ce qui signifie ″beau en grand″ -, privilégié. 

J’étais entrée dans sa chambre juste pour qu’il y ait, avec elle, venu exprès pour elle, quelqu’un, outre les soignants de l’Ehpad. Très âgée, sans famille, mourant seule, ne communiquant plus selon nos codes, elle m’a, sans rien dire, remarquablement enseignée. 

Sa chambre parlait. Aux murs, peu d’éléments décoratifs, mais du beau : du Klimt, une vierge, deux angelots baroques. Sobriété. Le mobilier médical avait sa cohérence, qui respectée, avait de l’allure. Rien d’étonnant à cela : on l’oublie souvent mais il est pensé aussi selon l’esthétique. 

A la fois insistant et très doux, un soleil d’hiver, véritable réconfort, passait sur le lit.  M’approchant, j’ai découvert dans ce soleil une femme, ou plutôt une dame, endormie, les épaules ouvertes, avec, parfois, un léger étirement de chatte. 

Ses longs cheveux avaient été soigneusement coiffés. Libres, ils se déployaient sur l’oreiller en souplesse. Le visage émacié, détendu cependant, avait une noblesse impressionnante : des traits fins ; un long nez droit, d’arête impeccable, parfaitement en accord avec la majesté de ces traits ; une gravité paisible. La gorge et les clavicules avaient gardé leur féminité, en leur dessin sculpté rehaussé par l’encolure dégagée du vêtement, de tissu raffiné, brun et or. 

Je suis restée là longuement, immobile, sans même broder comme je le fais si souvent. J’ai écouté avec les yeux et j’avais les yeux plein de lumière. Mon cœur s’ouvrait à une espérance inespérée, qui m’étonne moi-même.    

Ce que j’ai reçu, au contact sans toucher et à l’écoute sans mots, de cette dame en fin de vie est pour moi force et liberté plus grandes. J’ai réalisé – au sens anglais du terme – que je puis, nous pouvons être  dignes et beaux jusque dans le mourir. Il existe des gens parmi les soignants qui ont bon goût et qui y veillent. Mourir dans le sommeil de la sédation, se laisser glisser en lui peut être, semble-t-il, doux voire voluptueux. Dans ma chambre en Ehpad, si c’est là que je dois aller un jour, il y a aura, grande, l’icône du Christ selon Roublev - un Christ noble qui s’efface-,  une pivoine en tissu, une petite bible, le chapelet musulman aux 100 noms, fourrure et cachemires sur mon lit. 

Une perspective de lumière s’ouvre là qui rend le présent plus tonique !